CHAPITRE 6

Dans la chapelle mortuaire, Huon de Domville gisait nu sous un suaire de lin. Autour de lui se tenaient l’abbé et le prieur, le shérif du comté, son neveu et écuyer, messire Godfrid Picard qui aurait dû être, à présent, son oncle par alliance et Frère Cadfael.

Simon Aguilon n’avait pas quitté la cape et les gants qu’il portait lorsqu’il avait activement pris part aux recherches de la matinée ; il paraissait à juste raison – harassé et inquiet devant les responsabilités qui lui incombaient soudain en tant que plus proche parent du défunt. Mordillant sa barbe noire bien taillée, Picard réfléchissait, l’air maussade, aux pertes subies et aux solutions qui lui restaient. Radulphe prêtait une attention tranquille et soutenue aux explications de Cadfael.

Homme du monde autant qu’homme d’Église, l’abbé avait une grande expérience, mais cette expérience n’incluait pas de tels actes de violence, qui, en revanche, n’avaient pas de mystère pour l’ancien soldat et marin qu’était Cadfael. De façon exceptionnelle pour un homme d’une telle expérience, Radulphe savait avec précision quelles étaient ses lacunes et était désireux de s’instruire. Veiller à l’honneur et à l’intégrité de son abbaye était son premier souci et ce critère impliquait la justice pure et simple. Quant au prieur Robert, son coeur de Normand était révolté devant cet assassinat d’un seigneur normand. A sa façon, il voulait la vengeance aussi sûrement que Picard.

— Les blessures de la nuque, dit Frère Cadfael, posant la paume sous la tête fraîchement lavée et peignée, n’auraient pas été mortelles s’il n’y avait eu qu’elles. Mais le coup l’a assommé et l’a laissé sans défense. Maintenant, regardez...

Il retira le suaire et dénuda la poitrine de taureau ainsi que les bras massifs.

— Il est tombé sur le dos, la tête contre l’arbre, les bras et les jambes en croix. C’est ainsi que l’ont vu messire Prescote, ici présent, ainsi que Frère Edmond et des novices de cette abbaye. A cause de ses habits, je n’ai pas remarqué alors ce qui m’est apparu depuis. Regardez la partie interne et supérieure de ses bras, ces marques noirâtres et circulaires sur le muscle. Voyez ces bras étendus et réfléchissez à ce qui a pu lui tomber dessus alors qu’il gisait sans connaissance. Son ennemi s’est agenouillé sur ses bras et lui a serre la gorge.

— Mais n’aurait-il pas réagi ? demanda gravement l’abbé en suivant le doigt brun et court de Cadfael qui soulignait les traces du crime.

— Il a essayé (Cadfael se souvint des empreintes profondes que les talons des bottes de Domville avaient laissées dans l’herbe). Mais instinctivement seulement, comme on réagit à des blessures quand on n’a plus la force de résister à la douleur. Il était sans connaissance et incapable de combattre son assaillant. Et ce dernier avait des mains fortes et résolues. Regardez là où il a enfoncé ses pouces, l’un sur l’autre : la pomme d’Adam a été écrasée.

Il n’avait pas encore eu l’occasion d’examiner de plus près cette blessure d’une sauvagerie brutale. Sous la barbe courte, l’entaille faite par la corde avait tracé une ligne rouge sombre dont les gouttes de sang avaient été nettoyées. Les marques noires, laissées par les mains de l’étrangleur, étaient très nettes.

— Tout cela indique un assaillant follement résolu à tuer, constata Picard d’un ton amer.

— Ou un assaillant fou de peur, ajouta doucement Cadfael. Désespéré devant son acte, un acte qui ne lui ressemble pas, un acte décidé à la hâte et le dépassant par son caractère monstrueux.

— Vous pourriez parler du même homme, avança Radulphe d’une voix mesurée. Ce corps peut-il nous révéler autre chose ?

— Oui, apparemment. Sur le côté gauche du cou de Domville, là où devaient avoir serré le médius et l’annulaire de la main droite laissant leur marque sombre, la contusion était barrée par une courte égratignure dentelée, comme si un caillou aigu avait été enfoncé dans la chair. En silence, Cadfael réfléchit un instant à ce léger détail insignifiant et décida qu’il n’était peut-être pas aussi insignifiant que cela.

— Une petite coupure nette, pensa-t-il tout haut, en l’examinant attentivement, et à côté, cette trace peu profonde. L’homme qui a fait cela portait une bague au médius ou à l’annulaire de sa main droite. Une bague ornée d’une pierre assez grosse pour s’enfoncer autant dans la chair. Une bague qui ne doit pas être très serrée, car elle a un peu tourné lorsqu’il a étranglé messire Domville. Sur le médius, certainement... Si elle avait été trop grande pour l’annulaire, il l’aurait mise au médius. Je ne vois pas d’autre explication à cette ecchymose.

Il regarda les visages attentifs qui l’entouraient.

— Le jeune Lucy avait-il une bague semblable ? Prescote haussa les épaules en signe d’ignorance. Après un moment de réflexion, Simon répondit :

— Je ne me rappelle pas l’avoir vu porter une bague. Mais je ne peux pas certifier, non plus, qu’il n’en avait pas. Je pourrais poser la question à Guy.

— On enquêtera à ce sujet, dit le shérif. Y a-t-il autre chose ?

— Je ne pense pas ; à moins de chercher à savoir où allait messire Domville cette nuit-là, et dans quel but, pour qu’il se soit trouvé sur ce sentier à pareille heure.

— Nous ne connaissons pas l’heure, fit remarquer Picard.

— C’est vrai. Il n’est pas possible de déterminer depuis quand un homme est mort, à quelques heures près. Pourtant l’herbe sous lui était humide. Mais il y a autre chose : tout prouve bon, d’accord, gardons-nous de conclusions hâtives ! tout semblerait montrer qu’il revenait chez lui lorsqu’il fut attaqué. Or le piège a été tendu avant son arrivée. Par conséquent, celui qui a préparé ce guet-apens, et donc, qui a tué messire Domville, savait où il était allé et par quel chemin il devait revenir.

— Ou il a dû le suivre dans la nuit et préparer son coup, dit le shérif. Nous sommes sûrs à présent que Lucy est parvenu jusqu’au fenil du jardin de l’évêque et qu’il s’y est caché ; mais l’obscurité venue, il a très bien pu en sortir et préméditant sa vilenie, surveiller en cachette les allées et venues de son maître. Il savait que Domville souperait ici à l’abbaye, car toute la maisonnée était au courant. Il ne lui aurait pas été difficile de se dissimuler et d’attendre son retour ; le voir continuer sa route, seul, après avoir donné congé à son écuyer pour la nuit, lui fournissait l’occasion rêvée pour se venger. Il fait peu de doute que Lucy soit notre homme.

Il n’y avait rien à ajouter. Le shérif retourna à ses recherches, convaincu d’avoir vu juste ; et, à tout Prendre, comme le reconnut Cadfael, on ne Pouvait guère le blâmer, le cas s’avérait désespéré. Huon de Domville fut laissé aux soins de Frère Edmond et de ses assistants, et son cercueil commandé à Martin Bellecote, le maître charpentier de la ville, car, qu’il fût enterré ici ou ailleurs, il lui fallait un beau cercueil, convenant à son rang, pour le conduire à sa dernière demeure. Son corps n’avait plus rien à révéler.

Ou du moins, c’était ce que pensait Cadfael jusqu’à ce qu’il résolût, de retour à l’herbarium, de relater les circonstances de l’assassinat et de l’enquête à Frère Oswin, tout en triant des haricots pour les semis de l’année suivante. Oswin écouta avec la plus grande attention. A la fin, il dit sans logique apparente : « Étrange qu’il soit parti sans chaperon, une nuit de fin octobre ! et un homme chauve, en plus ! »

Cadfael s’immobilisa et le fixa d’un regard ébahi et émerveillé, par-dessus une poignée de grains :

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Eh bien ! un homme qui n’est plus tout jeune et qui part en pleine nuit, tête nue...

Sans hésiter, il avait mis le doigt sur le seul détail que Cadfael avait négligé. Domville n’était pas parti tête nue de la porterie ; cela, c’était certain. Cadfael lui-même l’avait vu s’éloigner, son élégant chaperon cramoisi, dont la frange dorée se balançait, enroulé en une coiffe élaborée ; pourtant Cadfael n’avait pas pensé à le rechercher à l’endroit où gisait le corps, et n’avait pas remarqué son absence.

— Mon enfant, s’exclamat-il chaleureusement, je te sous-estime trop. Rappelle-le-moi la prochaine fois que je te tirerai les oreilles, car je le mériterai. Il portait effectivement un chaperon, et je ferais bien d’essayer de le retrouver.

 

Il ne demanda pas d’autorisation, préférant considérer que le congé acquis le matin pour se joindre aux recherches pouvait raisonnablement s’appliquer à un prolongement de l’enquête. Il disposait encore de temps avant les Vêpres s’il se dépêchait ; l’endroit, d’ailleurs, était bien signalé par la croix improvisée.

L’herbe sous le chêne avait conservé la forme vague du corps de Domville, mais les brins se redressaient déjà. Cadfael arpenta le sentier, les yeux rivés au sol, puis pénétra dans les fourrés des deux côtés, mais en vain. Ce fut un rai de lumière soudain, s’infiltrant parmi les branches et perçant l’épais sous-bois, qui lui signala ce qu’il cherchait en faisant briller la frange dorée du haut du chaperon. Il était tombé de la tête de son propriétaire lorsque celui-ci avait été désarçonné, et s’était logé dans des buissons à quelques pas du sentier, les lourdes torsades à la mode l’ayant entraîné au loin sous un tel choc. Cadfael le ramassa. Les plis en turban avaient été soigneusement arrangés, ils formaient encore une coiffure compacte dont un côté drapé était destiné à pendre gracieusement sur l’épaule. Et dans les plis rouge sombre brillait un petit bouquet d’un bleu éclatant. A un moment donné, au cours de sa chevauchée nocturne, Huon de Domville avait ajouté à sa parure ces tiges fragiles et droites aux belles feuilles vertes lancéolées et aux fleurs en forme d’étoiles d’un bleu ciel, que toute une journée à l’abandon n’avait pas réussi à ternir. Cadfael retira le bouquet des plis du chaperon et le regarda avec stupéfaction, car, si cette plante avait des cousines assez ordinaires, elle était, elle, une espèce rare.

Il la reconnut immédiatement, bien qu’elle fût peu fréquente, même dans les endroits ombragés du pays de Galles, où il l’avait vue quelquefois. A sa connaissance, elle n’avait été trouvée nulle part dans cette région d’Angleterre. Quand il voulait des graines pour faire des poudres ou des infusions contre les coliques ou les calculs rénaux, il devait se contenter des parents pauvres de cette rareté. « Mais que fait donc ici ce bouquet de grémil pourpre ? se demanda-t-il en regardant les fleurs tardives et maintenant un peu abîmées. Domville ne l’avait certainement pas en quittant l’abbaye ! »

C’était dommage de ne pas avoir le temps de poursuivre plus avant, puisqu’il devait rentrer pour soigner Iveta et assister aux Vêpres. Les promenades nocturnes de Domville commençaient vraiment à l’intriguer ! Au fait, Picard n’avait-il pas dit que le baron avait un rendez-vous de chasse près de la grande forêt ? Partant de la Première Enceinte, ce sentier pouvait fort bien être le plus court chemin y menant. Bien sûr, cet endroit risquait de se trouver n’importe où sur des milles de lisière, mais cela valait peut-être la peine de suivre la route que le défunt avait empruntée. Pas aujourd’hui pourtant, cela était hors de question.

Cadfael enfouit le petit bouquet bleu et le chaperon sous sa bure, et s’en retourna. Il était de son devoir, bien sûr, de les remettre tous les deux, avec les explications nécessaires au shérif, mais il n’était pas du tout certain de vouloir le faire. Le chaperon, oui, car cela n’ajoutait rien qu’on ne sût déjà ; mais cette parcelle de beauté qui se fanait en disait trop long. C’était là où elle se trouvait que s’était rendu Domville, et il n’y avait sûrement pas, dans tout le comté, plus d’un endroit où elle poussait. Il n’en connaissait que trois en Gwynedd, dans son milieu naturel, et il s’étonnait d’en trouver ne fût-ce qu’une seule dans la région. Prescote était un homme droit et impartial, bien sûr, mais trop arbitraire dans ses jugements et déjà persuadé de la culpabilité de Joscelin. Qui d’autre avait des griefs contre le baron ? Cadfael n’était pas convaincu. Ce qu’il avait entendu dire sur le meurtre le laissait sceptique. Il y a des gens qui sont capables de tuer sournoisement et d’autres qui ne le sont pas, et rien ne pouvait le persuader du contraire. Chaque homme peut être amené à tuer, mais seuls certains peuvent être amenés à tuer par traîtrise, par le couteau dans le dos ou la corde tendue en travers du chemin.

Il revint à l’abbaye, comme il le devait, et remit le chaperon au sergent, que Prescote avait laissé à la porterie, avant d’aller à son herbarium chercher le sirop de pavot pour Iveta.

Cette fois-ci, ils ne le laissèrent pas un instant seul avec elle. La servante Madeleine, de toute évidence dévouée corps et âme à Agnès, resta près d’eux, l’oeil vigilant et l’oreille tendue. Tout ce qu’il put donner à la jeune fille, outre ses soins, fut l’assurance de son soutien constant, que prouvait sa présence même. Au moins, ils purent échanger des regards et interpréter ce qu’ils y lisaient. Il pouvait faire en sorte qu’elle trouvât le sommeil et un sommeil profond –, pendant qu’il réfléchirait à la meilleure façon de l’aider, et... d’aider Joscelin Lucy par la même occasion ? Elle n’éprouverait guère de reconnaissance envers un soutien qui ne s’étendrait pas à son bien-aimé, pour lequel elle avait été prête à sacrifier tout son bonheur futur.

Cadfael se rendit aux Vêpres avec, sous sa bure, le petit bouquet bleu qui se fanait.

 

Pendant toute la journée, Frère Marc avait été troublé de façon vague, mais persistante par la sensation qu’il se passait, au sein de sa maladrerie, quelque chose qu’il ne comprenait pas. Cela avait commencé à l’heure de Primes, quand toutes ses ouailles, à part un ou deux enfants, étaient entrées ensemble dans l’église. Bien sûr, il ne les comptait jamais. Lorsqu’ils étaient plus malades ou moins en forme que d’habitude, ils pouvaient rester ou se reposer ; personne ne les forçait à se rendre au service et donc leur nombre variait. En outre, même pendant cette messe très courte, il y en avait certains qui devaient soulager leur souffrance en bougeant, quoi de plus compréhensible ? Tout le groupe se déplaçait donc et changeait un peu d’aspect. Ce qui étonnait Frère Marc, c’était cette impression de masse inattendue, et la sensation que la lumière avait diminué dans l’espace déjà réduit et sombre de l’église. Ses malades comptaient cinq ou six hommes de haute taille, mais il connaissait l’allure et la démarche de chacun, ainsi que le boitillement et l’aspect plus ou moins voûté qui différenciaient même ceux qui étaient voilés.

Une ou deux fois pendant l’office de Primes, il avait cru discerner le port altier d’une tête encapuchonnée et un visage voilé qui lui avaient paru étrangers, mais il les avait constamment perdus de vue. Ce ne fut qu’à la fin qu’il se rendit soudainement compte qu’il n’en était ainsi que parce que les malheureux se répartissaient de façon à dissimuler l’intrus.

« Intrus » semblait une appellation exagérée pour un lieu dont les portes étaient ouvertes à tous ; pourtant, si le nouveau venu avait été un vrai lépreux, faisant là une halte de plus dans un pèlerinage d’une vie, il se serait présenté, et il n’y aurait eu nul besoin de ces mystérieux va-et-vient, ni de cette dissimulation. Mais quel homme valide et sain d’esprit choisirait de venir se cacher là ? Il faudrait qu’il fût désespéré !

Marc s’était presque persuadé qu’il rêvait ; mais, lorsqu’il eut distribué le pain, la farine d’avoine et la bière au petit déjeuner, et bien que là encore il ne comptât pas, – qui compte ce qui est donné aux malheureux ? –, il sut qu’il lui restait moins de provisions que prévu : une de ses ouailles avait pris de la nourriture pour quelqu’un d’autre.

Il savait, bien sûr, que les hommes du shérif fouillaient les bois et les jardins entre Saint-Gilles et la ville, et avant midi, la nouvelle de la mort de Huon de Domville était parvenue jusqu’à lui. Leur isolement n’empêchait pas les lépreux d’être au courant de tout ; ce qui était arrivé dans la ville et dans l’abbaye s’était immédiatement su à la maladrerie, y compris la façon dont était mort le baron et l’accusation de meurtre lancée contre son écuyer en fuite. Mais Frère Marc ne s’était pas soucié de ces rumeurs, car il avait du travail à faire, à commencer par ses tâches médicales du matin ; aussi ne fut-ce qu’une fois le dernier pansement changé et la dernière plaie passée à la pommade qu’il se mit à réfléchir à ce qui le troublait. Même alors, il lui fallut vaquer à d’autres occupations : inscrire les dons faits à la maladrerie, organiser un groupe parmi les moins atteints pour ramasser du bois pour l’hiver sur le domaine de Sutton, droit octroyé par le défunt seigneur et reconduit par son fils, aider à la préparation du déjeuner, vérifier les comptes du supérieur et une douzaine d’autres obligations de cet ordre. Ce ne fut que l’après-midi qu’il eut le loisir d’accomplir certaines tâches dont il s’était volontairement chargé : lire l’office à un vieillard grabataire et donner des leçons à Bran. C’étaient des leçons très faciles, en fait, presque des jeux, mais cependant l’enfant désirait ardemment savoir lire et apprenait aussi facilement et naturellement qu’il respirait.

Marc lui avait fabriqué un petit bureau à la taille de ses huit ans chétifs ; ce jour-là, il lui prépara soigneusement une feuille de vieux parchemin nettoyé en laissant, sur son bureau à lui, les morceaux effilochés qu’il avait enlevés. Leur « salle de classe » était un coin minuscule de la grande salle, situé près d’une étroite fenêtre qui laissait passer la lumière nécessaire. Quelquefois, ils utilisaient, à la fin, le reste de la feuille à des jeux d’enfants que gagnait généralement Bran. Le parchemin pouvait toujours être nettoyé en le raclant et être réutilisé maintes et maintes fois jusqu’à devenir trop effiloché et transparent.

Marc sortit à la recherche de son élève. Le temps était dégagé, mais doux et humide. Nombre de lépreux s’étaient sans doute postés sur le bord des routes, leur crécelle à la main, se tenant à humble distance des passants à qui ils lançaient leur supplique. Mais, près de sa place habituelle, à côté du mur du cimetière, il vit la haute taille de Lazare, la tête et le dos bien droits sous son capuchon et son voile. Assis tout contre lui, Bran s’appuyait confortablement sur les cuisses du vieil homme, et, les deux mains levées, entrelaçait entre ses doigts écartés un morceau de gros fil, dont il tenait un bout entre les dents. Les mains de l’homme se joignaient à l’entrelacs. Ils jouaient au vieux jeu du « berceau », et le garçon s’étouffait de rire sur la ficelle qu’il mordillait.

Qu’une telle harmonie entre le grand âge et l’enfance était agréable et réconfortante ! Les voyant si absorbés, Marc hésita à les déranger. Il allait se retirer et les laisser à leur jeu lorsque l’enfant l’aperçut et lâcha son mors pour s’écrier :

— Je viens, Frère Marc ! Attendez-moi !

Il dégagea ses doigts du « berceau », lança un « au revoir » joyeux à son compagnon qui défit l’entrelacs sans un mot, et accourut avec empressement pour glisser sa main dans celle de Marc et sautiller à ses côtés en pénétrant dans la grande salle.

— Nous passions le temps en attendant que vous m’appeliez, dit l’enfant.

— Es-tu sûr que tu ne préférerais pas rester à jouer dehors tant qu’il ne fait pas encore froid ? C’est comme tu veux. Nous pourrons étudier les soirs de mauvais temps, près du feu, pendant tout l’hiver.

— Oh non ! je veux vous montrer comme je sais bien tracer les lettres que vous m’avez apprises.

Il entraîna Frère Marc à l’intérieur, s’assit à son bureau et se mit à lisser fièrement le nouveau morceau de parchemin. Marc ne s’était pas encore rendu compte de ce que ses yeux avaient vu. Ce ne fut qu’en regardant la petite main serrer soigneusement la plume d’oie qu’il comprit soudain. Il aspira l’air si bruyamment que Bran le regarda vivement, croyant être en train soit de mal faire, soit de faire exceptionnellement bien, et Marc s’empressa de le rassurer et de le complimenter.

Mais comment avait-il pu ne pas voir ce qu’il avait sous le nez ? La taille était la même, le port de tête, la largeur des épaules coïncidaient, tout était identique, sauf que les mains auxquelles Bran avait entrelacé sa ficelle avaient tous leurs doigts, et étaient lisses, souples et belles : des mains de jeune homme.

 

Frère Marc, pourtant, ne souffla mot de sa découverte au supérieur de la maladrerie, ni à personne d’autre, ni n’entreprit d’affronter l’intrus. Ce qui le frappa le plus et lui fit retenir sa langue fut l’unanimité qu’avaient montrée ses pauvres ouailles pour accueillir le fugitif en leur sein, avec peu de paroles certainement, et aucune explication, se contentant de l’entourer de la solidarité silencieuse du malheur partagé. Il ne s’arrogerait pas, à la légère, le droit d’arrêter cet élan, ni celui de contester la justesse de ce jugement.

 

Les poursuivants revinrent bredouilles à la tombée de la nuit. Guy, recrue récalcitrante, pénétra lourdement dans la chambre qu’il partageait avec Simon, se débarrassa de ses bottes et s’affala sur son lit en poussant un brusque et profond soupir d’exaspération.

— Tu as de la chance d’avoir évité cette corvée ! Des heures à se traîner dans les buissons, à fouiller les porcheries et à faire fuir les poules en pleine mue ! Je te jure que je pue le fumier ! Le chanoine Eudes est revenu en vitesse de l’église pour nous mettre à la tâche, mais son zèle n’est pas allé jusqu’à se porter volontaire pour ce sale travail ! Le bonhomme est retourné à ses prières, grand bien lui fasse !

— Et tu n’as pas vu Joss ? demanda anxieusement Simon, le bras dans la manche de sa plus belle cotte.

— Si je l’avais aperçu, j’aurais détourné la tête et n’aurais rien dit. (Guy étouffa un énorme bâillement et étendit paresseusement ses longues jambes.) Non, je ne l’ai pas vu. Le shérif a entouré la ville d’un cordon qu’une souris ne parviendrait pas à franchir et ils ont prévu des recherches méthodiques plus au nord demain, et si cela échoue, du côté du ruisseau après-demain. Je t’assure, Simon, qu’ils sont décidés à le capturer. Sais-tu qu’ils ont même fouillé les dépendances de cette maison ? Et qu’ils ont découvert que lui ou quelqu’un d’autre s’était caché dans l’un des bâtiments près du mur ?

Simon acheva de s’habiller, l’air pensif et morose.

— Je sais. Mais apparemment, il en est parti depuis longtemps... si c’était bien lui !

— Crois-tu qu’il se soit déjà enfui loin d’ici ? Que dirais-tu si, cette nuit, nous négligions de verrouiller l’écurie de Domville ? Ou si nous amenions Briard à l’écurie ouverte qui se trouve dans la cour ? Mieux vaut une petite chance qu’aucune !

— Si nous savions, au moins, où il se cache... Mais j’ai réfléchi et suis de ton avis, ajouta Simon. Nous ferions mieux de sortir la pauvre bête et de lui donner de l’exercice. Qui sait, si on me voit le chevauchant et que Joss vienne à l’apprendre, il pourrait essayer d’entrer en contact avec nous ?

— J’en conclus que, pas plus que moi, tu ne crois à cette accusation, remarqua Guy, soulevant sa tête ébouriffée et jetant un coup d’oeil perçant à son ami. Pas plus qu’à cette triste affaire du collier dans les sacoches. Je me demande quel misérable chien parmi les serviteurs a reçu l’ordre de l’y cacher. Ou crois-tu que notre maître s’en soit chargé lui-même ? Depuis le temps que je le connais, il n’a jamais eu peur d’exécuter en personne ses basses besognes.

Au service du baron depuis l’âge de douze ans, commençant comme page au sortir de la maison familiale, Guy avait acquis une sorte d’indulgence indifférente envers son redoutable seigneur, qui n’avait jamais eu l’occasion de se montrer redoutable envers lui.

— Malgré tout, ce fut une vile manière de se débarrasser de lui, dit-il, et j’y pense encore... Si Joss était fou de rage, et à juste titre, je ne mettrais pas ma tête à couper qu’il ne l’a pas tué. Même de cette façon-là !

— Moi, si, répliqua Simon avec assurance.

— Ah toi ! (Guy se leva nonchalamment et donna une tape sur l’épaule de son compagnon.) Les autres ont des opinions, toi, tu es sûr de savoir. Fais attention : tu pourrais regretter un jour d’avoir été trop confiant. Et maintenant, que je te regarde ! ajouta-t-il en retouchant le col du manteau d’apparat de Simon pour lui donner une allure irréprochable. Tu es très élégant, ce soir ! Où vas-tu ?

— A l’abbaye, tout simplement, rendre visite aux Picard. Une visite de courtoisie, maintenant que le plus dur est passé et que les esprits se calment. Ils ont failli devenir ses parents, ils ont le droit de partager son deuil. Cela ne me coûte rien de me montrer déférent à l’égard de cet homme, mon aîné et mon conseiller, jusqu’à l’enterrement de mon oncle. Il faudra envoyer des messages à ma tante dans son couvent de Wroxall et à un ou deux cousins éloignés. Eudes peut se rendre utile en les rédigeant : il a le style fleuri qui convient.

— Je t’avertis, lança Guy, en allant paresseusement réclamer de l’eau chaude pour ses ablutions, le shérif et Eudes te forceront à venir avec nous participer aux recherches demain. Ils sont décidés à l’envoyer à la potence.

— Je peux toujours détourner la tête, comme toi, riposta Simon, avant de partir présenter ses respects à un homme qui avait failli devenir son parent et avait espéré avoir les droits d’un parent à l’heure qu’il était.

 

Iveta reposait sur son lit, le sirop de pavot dosé par Frère Cadfael à portée de main, elle se sentait l’esprit tranquillisé par la petite, mais brûlante source de réconfort, qu’avait été la promesse d’un bon sommeil que le moine lui avait faite. Pourtant, elle ne voulait pas encore s’endormir. Il y avait une sorte de plaisir passif à être seule dans la chambre tout en sachant que Madeleine se tenait à portée de voix. Ils l’avaient laissée seule si rarement toutes ces dernières semaines, leur présence s’interposait comme une ombre entre le soleil et elle. Ce n’était que la veille, et encore pendant un court laps de temps et en l’observant à distance, qu’ils l’avaient envoyée là où elle ne manquerait pas d’être remarquée et serait interrogée, pour qu’elle répondît ce qu’il fallait et démontrât avec quelle assurance tranquille elle consentait à son sort haïssable. Et pendant tout ce temps, ils avaient su que Joscelin n’était pas prisonnier, mais en liberté quelque part, même si cette liberté était celle d’un homme traqué.

C’était fini. Elle ne se laisserait plus berner. Elle pouvait se raccrocher à deux réalités : on ne l’avait pas capturé et elle n’était pas mariée.

Elle perçut le frôlement d’une main sur la porte et se recroquevilla, silencieuse et aux aguets. La porte s’ouvrit sur Agnès, mais celle-ci avait le visage presque bienveillant et la voix presque affable, afin, certainement, de donner le change au visiteur qui la suivait. Iveta la regarda, stupéfaite devant un tel changement.

— Vous êtes encore éveillée, mon enfant ! Voici un ami qui vient s’enquérir de votre santé. Peut-il entrer quelques instants ? Vous n’êtes pas trop fatiguée ?

Simon était déjà entré, arborant ses plus beaux atours et ses plus belles manières à l’intention des Picard. Ses belles manières, d’ailleurs, devaient avoir produit grand effet, car il avait eu l’incroyable permission de rester seul avec elle. Agnès se retirait, son plus beau sourire de convenance aux lèvres.

— Quelques minutes seulement. Elle ne doit pas trop se fatiguer, ce soir.

Elle était sortie ; la porte s’était refermée sur elle. Le visage avenant et juvénile de Simon abandonna instantanément toute circonspection. S’avançant à grands pas vers le lit d’Iveta, il s’empara d’un siège, s’assit près d’elle. Elle se redressa joyeusement sur ses oreillers, sa chevelure d’or se répandit sur les épaules de sa chemise de lin.

— Doucement, l’avertit-il, un doigt sur les lèvres. Parlez bas, votre dragon pourrait nous écouter. On m’a laissé brièvement entrer pour vous saluer et m’enquérir de votre santé. Dieu sait le chagrin que j’ai eu à vous voir si bouleversée ! Ne vous avaient-ils pas dit qu’il s’était enfui ?

Elle hocha la tête, le coeur presque trop lourd pour pouvoir parler :

— Oh Simon ! y a-t-il d’autres nouvelles ? Pas...

— Ni bonnes, ni mauvaises, coupa-t-il du même murmure bas et rapide. Rien n’a changé. Il est encore en liberté, et Dieu fasse qu’il y reste ! Ils vont reprendre les recherches, je le sais. Mais moi aussi, dit-il sur un ton significatif, en prenant la petite main qui se tendait aveuglément vers lui. Allons, reprenez courage ! Ils ont fouillé partout, aujourd’hui et personne ne l’a aperçu ni n’a mis la main dessus. Qui sait ? il est peut-être hors d’atteinte depuis longtemps. Il est robuste et audacieux...

— Trop audacieux, dit-elle tristement.

— Mais il a encore des amis, malgré toutes les accusations portées contre lui, des amis qui ne croient pas à sa culpabilité !

— Oh Simon ! ce que vous me dites me fait tant de bien !

— Plût à Dieu que je pusse faire davantage pour vous et pour lui ! Mais rassurez-vous, à présent, il vous suffit d’attendre et d’être patiente. Il y a déjà une menace qui ne pèse plus sur vous. S’il demeure libre, tout danger immédiat est écarté et vous pouvez attendre.

— Vous ne croyez vraiment pas qu’il ait volé, ni qu’il ait tué ? plaida-t-elle avidement.

— Je sais pertinemment qu’il n’a rien fait de tout cela, répondit Simon d’une voix ferme avec l’assurance qu’avait gentiment critiquée Guy. Son seul crime a été d’aimer qui il ne devait pas. Oh ! je sais tout, ajouta-t-il rapidement, en la voyant frémir et détourner le visage. Pardonnez-moi si je me montre un peu indiscret, mais c’est mon ami et il m’a parlé en ami. Je sais tout, donc.

Il jeta un coup d’oeil inquiet par-dessus son épaule et lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.

— Votre tante doit commencer à s’impatienter. Je vais partir. Mais rappelez-vous : Joss n’est pas abandonné de ses amis.

— Je m’en souviendrai ! s’écria-t-elle avec ferveur et j’en remercie Dieu et vous. Vous reviendrez, Simon, n’est-ce pas, si vous le pouvez ? Vous n’imaginez pas à quel point vous me réconfortez !

— Je reviendrai, promit-il en se penchant rapidement pour lui baiser la main. Passez une bonne nuit et n’ayez pas peur !

Il se dirigeait vers la porte lorsqu’Agnès l’ouvrit, l’air toujours bienveillant, mais le regard aux aguets. En tant que neveu de Huon de Domville, ce jeune homme profitait de la déférence montrée à son oncle de son vivant. Mais la surveillance exercée sur Iveta ne se relâcherait jamais tout à fait, tant qu’elle n’aurait pas fait un mariage profitable, et que les bénéfices n’auraient pas été solidement assurés.

La porte se referma. Iveta s’apprêtait à dormir, à présent, le coeur bien plus léger. Elle but la potion de Frère Cadfael, épaisse et mielleuse, et souffla sa chandelle.

Lorsque Madeleine entra d’un pas furtif et soupçonneux, Iveta était déjà endormie.

 

Après Complies, Frère Cadfael demanda audience à l’abbé Radulphe dans son bureau du logis abbatial. C’était une heure idéale pour une conversation des plus graves, clôturant une journée où les passions s’étaient déchaînées et précédant le repos indispensable de la nuit.

— Mon Père, je vous ai dit tout ce que je savais sur cette affaire, à part un détail. Vous n’ignorez pas que je m’y connais en plantes. Dans le chaperon que j’ai rapporté et fait parvenir au shérif ce soir, j’ai trouvé une fleur que je sais être extrêmement rare, même au pays de Galles où elle croît à certains endroits. Je ne l’avais jamais rencontrée ici auparavant. Pourtant, Huon de Domville, lors de sa dernière nuit sur cette terre, s’est rendu à un endroit où pousse cette plante. Mon Père, j’estime que ce détail revêt la plus haute importance ; je désirerais trouver ce lieu et découvrir ce qu’avait à y faire le défunt la veille de son mariage. Je crois que cela peut avoir un rapport avec son assassinat, avec la façon dont il est mort et l’identité de celui qui l’a tué.

Dans sa paume, il tenait le petit bouquet fané les tiges fines étaient presque desséchées, les feuilles effilées et vertes, et les fleurs, en forme d’étoile, flétries, mais encore étonnamment bleues.

— Montrez-moi cela, dit l’abbé. (Il les examina avec étonnement.) Et vous êtes capable de dire où pousse une telle plante et où elle ne pousse pas ?

— Elle pousse en fort peu d’endroits, sur des sols crayeux ou calcaires. Je n’en ai jamais vu en Angleterre jusqu’ici.

— Et vous croyez que cela vous aidera à deviner où la victime a passé la nuit ?

— Nous savons par quel sentier il revenait. C’est par ce même sentier qu’il est certainement parti, après avoir laissé son écuyer au portail. J’aimerais, si vous m’en accordez l’autorisation, suivre ce sentier et trouver cette fleur. Je pense que des vies humaines, qui n’ont à se reprocher que la colère et l’insouciance de la jeunesse, dépendent de cette petite fleur.

— Des faits semblables sont arrivés maintes et maintes fois, dit l’abbé Radulphe. Notre but est la justice ; la miséricorde est le privilège de Dieu. Vous avez ma permission, Frère Cadfael, de poursuivre vos recherches aussi longtemps que vous le jugerez nécessaire. Vous avez toute ma confiance.

— Dieu sait que j’en fais grand cas, répondit sincèrement Cadfael. Vous avez et vous aurez toujours la mienne. C’est à vous que je ferai part de tout ce que je découvrirai.

— Et pas au shérif ? demanda Radulphe avec un sourire.

— Si, bien sûr, mais par votre entremise, mon Père.

Frère Cadfael revint au dortoir et dormit comme un chérubin jusqu’à ce que la cloche sonnât Matines.